Pourquoi le travail de mémoire est si complexe et douloureux ? Est-ce que l’Allemagne et la France sont de bons exemples à suivre pour la BH ? Pourquoi tout n’est pas si noir en Bosnie-Herzégovine malgré de nombreuses obstructions de touts parts ? Entretien pour BH Info avec le Franco-Allemand Nicolas Moll, historien et consultant free-lance pour le Centre André Malraux de Sarajevo notamment sur des projets dans le domaine du travail de mémoire et de la société civile et qui vient d’organiser un voyage d’étude à Dachau pour des associations bosniennes.
Construire la mémoire, l’expérience montre que le processus est loin d’être simple et rapide, en Bosnie-Herzégovine comme en Allemagne ou ailleurs…
On présente souvent l’Allemagne comme un modèle en ce qui concerne le travail de mémoire, et c’est vrai qu’aujourd’hui la société allemande est sans doute celle en Europe qui va le plus loin dans le regard critique des périodes criminelles de son passé. Mais on oublie en même temps combien fut long ce processus et à quel point dans les années 50 notamment, la société allemande était marquée par des attitudes de déni face aux crimes du 3ème Reich. Concernant Dachau, pour des raisons très pragmatiques, l’ancien camp de concentration a d’abord été utilisé, de 1945 à 1948, par les Américains comme camp d’internement pour des anciens SS. Ensuite, dans un contexte de pénurie de logements dans une Allemagne d’après guerre, ayant connu un énorme afflux de réfugiés venus des anciens territoires allemands à l’Est, l’ancien camp a été transformé en camp de logement pour des réfugiés. Les baraquements furent beaucoup transformés, les murs qui entouraient l’ancien camp en partie détruits, on a aménagé toute l’infrastructure habituelle d’un quartier de ville, parmi laquelle un restaurant qui se trouvait a proximité de l’ancien crématoire du camp, et qui s’appelait « Restaurant Au Crématoire ». Et ce n’est qu’en 1965, après un long travail de pression et de lobbying d’anciens détenus, que l’ancien camp de concentration a été transformé en Mémorial. En Allemagne de l’Ouest, c’est d’ailleurs le premier ancien camp de concentration à être transformé en Mémorial ; avec d’autres anciens camps, cela durera encore plus longtemps.
Pourquoi c’est si compliqué de créer un mémorial pour rendre hommage aux victimes, même si les principaux responsables sont déjà arrêtés et traduits devant la justice internationale ?
Créer un mémorial comme celui de Dachau, c’est rendre hommage aux victimes et leurs souffrances et reconnaître que des crimes ont été commis à cet endroit. Or l’Allemagne dans les années 50 et 60, est une société dans laquelle dominent largement des attitudes de déni et de disculpation, où l’on met tout sur le dos de Hitler tout en refusant d’assumer ses propres responsabilités dans le nazisme et ses crimes. Par ailleurs, de nombreux anciens nazis ont continué de faire partie des élites étatiques, économiques, universitaires et autres, ils ne furent pas inquiétés ou bien ont été libérés après des courtes phases d’emprisonnement, dans un contexte de guerre froide, où les Américains et les autres Alliés avaient besoin de l’Allemagne fédérale contre le bloc communiste. Beaucoup d’Allemands mais aussi les Alliés ont rapidement fermé les yeux sur ce qui s’est passé, se disant par ailleurs que les plus hauts dignitaires nazis avaient été jugés à Nuremberg en 1945 et qu’il fallait maintenant tirer un trait sur le passé.
Or, dans un tel contexte, des lieux de mémoire comme des anciens camps de concentration ne peuvent s’avérer que très gênants. Car un Mémorial évoquerait automatiquement des questions qu’on n’a pas envie de se poser : Comment cela a-t-il été possible ? Comment avons-nous pu soutenir un tel régime et laisser installer et développer ce système de déshumanisation systématique devant nos portes ? Quelle est notre responsabilité ?
Il y a aussi le silence des victimes elles-mêmes. A la fin de la guerre, beaucoup des détenus survivants du camp de Dachau, originaires d’autres pays européens, y sont retournés, et beaucoup des détenus juifs survivants se sont plus tard installés en Israël. En dehors de l’Allemagne, les victimes parlaient peu aussi de leurs traumatismes, et les sociétés qui les entouraient n’avaient aucune envie d’entendre leur histoire, d’autant plus si ces sociétés, comme la France, connaissaient elles-mêmes leurs tabous mémoriels, comme celui de la collaboration française avec l’occupant allemand. Les anciens détenus de Dachau ont mis du temps, d’abord pour se retrouver, ensuite pour s’organiser, finalement pour s’exprimer publiquement. Ce n’est que dix ans après la fin de la guerre que s’est formé le « Comité International de Dachau », qui est devenu ensuite le principal moteur pour transformer l’ancien camp en Mémorial.
Quels sont les principaux obstacles sur le terrain ?
La ville de Dachau et la majorité de sa population n’ont longtemps pas voulu d’un Mémorial, pour les raisons que je viens d’évoquer. Après l’installation du Mémorial, les résistances ont continué, et on en retrouve jusqu’à aujourd’hui. La municipalité de Dachau a ainsi mis longtemps à installer une signalétique adéquate pour que les automobilistes et autres visiteurs puissent trouver le Mémorial. Beaucoup d’autres endroits de la ville étaient reliés d’une manière ou d’une autre au camp de concentration, par exemple des entreprises pour l’utilisation de détenus, mais ce n’est que depuis quelques années que l’on trouve des panneaux d’information explicative non seulement au sein du Mémorial mais aussi ailleurs dans la ville, à ces endroits. Aujourd’hui, près de 800.000 personnes rendent annuellement visite au Mémorial, parmi elles beaucoup de classes d’écoles, et très peu de ces visiteurs se rendent aussi au centre ville de Dachau qui se trouve à 3 km. Cela énerve beaucoup d’habitants de Dachau, qui est une belle petite ville bavaroise de 40.000 habitants, avec une vielle ville pittoresque, et qui ne veulent pas que le nom de leur ville soit uniquement associé au camp de concentration. On entend souvent la remarque que Dachau a une histoire de 1.200 ans et pas seulement de 12 ans.
Ce n’est pas une fois un Mémorial installé que les controverses cessent. D’ailleurs les controverses n’impliquent pas seulement ceux qui refusent ou ont du mal à assumer le passé nazi de l’Allemagne. Entre les groupes de victimes, il y aussi des conflits et des controverses. Ainsi, les détenus qui se sont organisés pour l’installation du Mémorial dans les années 60 et qui ont eu un rôle décisif dans sa construction, étaient majoritairement des détenus politiques, et ont par exemple refusé d’associer à l’hommage aux victimes les détenus homosexuels. Ce n’est que depuis quelques années qu’au sein du Mémorial, il y un petit lieu, bien à part, qui rend hommage à la mémoire des détenus qui avaient été persécutés par le Troisième Reich à cause de leur homosexualité.
Une fois un Mémorial installé, il devient le lieu de nouveaux enjeux et défis ?
Tout d’abord, il est essentiel d’installer des Mémoriaux, parce que cela exprime une reconnaissance publique des souffrances des victimes. Ensuite, le défi est de ne pas en faire un lieu de haine, mais un lieu de recueillement et d’apprentissage, si possible un lieu de rencontre et d’échange. Le danger, pour un Mémorial comme pour un monument, est aussi, une fois créée, qu’il devienne quelque chose auquel on s’habitue, un lieu invisible, juste entouré de rituels figés. Comment rendre un lieu de mémoire vivant, pour qu’il devienne source de réflexion ? Un exemple intéressant est celui des monuments érigés à Dachau et dans d’autres villes dans les environs de Munich, qui commémorent la marche de la mort d’avril 1945. En avril 1945, a l’approche des troupes américaines, les SS évacuent 10.000 détenus du camp de Dachau et les poussent dans une marche forcée, d’environs 70 km, vers le Sud de Munich. On estime qu’un tiers des détenus sont morts sur cette marche, d’épuisement, de faim, ou directement exécutés par les SS qui les surveillaient. Aujourd’hui, dans 23 communes bavaroises qui ont été traversés par la marche, existe le même monument à la mémoire des détenus morts et survivants, et chaque année, une marche commémorative rassemble des citoyens, reliant plusieurs de ces monuments et communes. Ainsi, ces monuments deviennent vraiment des lieux d’une mémoire vivante.
Tant d’années après la fin de la Seconde guerre mondiale, l’Allemagne est guérie et devient même un soutien infaillible pour les initiatives similaires visant à aider d’autres peuples à construire la mémoire. Tu es un jeune Allemand qui incarne cette vérité. Comment vit-on cette confrontation avec un passé difficile, une histoire si chargée ?
Je suis né en 1965, d’une mère française et d’un père allemand, d’une certaine manière je suis un résultat de la réconciliation franco-allemande d’après-guerre. Les familles de mes deux parents ont eu la chance de ne pas vivre de drame direct au sein de leurs familles pendant la Deuxième guerre mondiale. En tant qu’adolescent ayant grandi dans les années 70 en Allemagne, mon premier souvenir « mémoriel » est la série tv américaine « Holocauste » qui, en 1979, créa un véritable choc dans une société allemande qui avait longtemps fermé les yeux sur le génocide des juifs. Plus tard, en tant qu’étudiant et adulte, j’ai vécu ce lent cheminement vers un regard autocritique de son propre passé, en Allemagne, et aussi en France, qui a mis encore plus de temps à se confronter ouvertement aux phases sombres de son histoire, et de passer du mythe « nous avons tous été résistants » à un examen public critique de la collaboration. Aujourd’hui, en tant que citoyen français et allemand, j’apprécie de faire partie de sociétés au sein desquelles existent beaucoup d’institutions et d’individus qui s’engagent dans un travail de mémoire critique et constructif et qui essayent d’intégrer dans nos mémoires les périodes sombres de nos histoires.
Cela dit, tout n’est pas rose aujourd’hui ni en Allemagne ni en France, le processus de confrontation avec le passé est loin d’être terminé et doit par ailleurs être un processus permanent. A Munich, ville proclamé « capitale du mouvement national-socialiste » par Hitler et qui a joué un rôle-clé pour le Troisième Reich, ce n’est que maintenant, plus de 60 ans après la fin de la guerre, qu’on est en train de construire un centre de documentation sur l’histoire du national-socialisme, qui veut illustrer les mécanismes de la montée du nazisme. Le processus de confrontation avec le passé est aussi une conquête permanente, qui doit faire face à des attitudes comme celle qui préconise « on en a assez parlé », et qui doit trouver des façons intelligentes pour intéresser les jeunes générations à l’histoire complexe de leurs pays et de l’Europe.
Est-ce qu’en Bosnie-Herzégovine, on arrivera un jour à accepter et à assumer le passé, à avoir par exemple une Histoire et non pas trois Histoires ?
Chaque situation historique est unique, et l’histoire de l’Allemagne n’est pas celle de la Bosnie-Herzégovine. Mais pour chaque société qui a connu des crimes à grande échelle dans son histoire, la question est la même : comment se comporter ensuite face à ce qui s’est passé ?
Pour la Bosnie-Herzégovine d’aujourd’hui, la situation est d’une certaine manière encore plus compliquée que pour l’Allemagne après 1945. En Allemagne, même si de nombreux nazis ne sont pas inquiétés dans les années 50 et se fondent dans la société allemande d’après-guerre, nous avons le jugement des plus hauts dignitaires nazis dès 1945 avec les procès de Nuremberg, nous avons une rupture nette au niveau du système politique avec la création de la République fédérale d’Allemagne, et une condamnation morale claire du 3ème Reich et de l’idéologie nazie.
En Bosnie-Herzégovine, la situation est doublement différente : tout d’abord, il n’y a pas de coupure nette entre la guerre et l’après-guerre au niveau des idéologies nationalistes. Avec et après les accords de Dayton, la communauté internationale a confirmé la domination des partis et élites qui avaient commencé et fait la guerre, et des idéologies nationalistes qu’ils véhiculent. Ensuite, les différentes parties belligérantes d’une part, bourreaux et victimes d’autre part, continuent de vivre dans le même pays, côte à côte, dans un pays profondément fragmenté, politiquement et socialement. La sorte de guerre froide que connaît aujourd’hui le pays se traduit aussi au niveau de la mémoire, par une guerre des mémoires dans le champs politique, avec de très fortes volontés de déni et de relativisation, avec le refus d’assumer « ses » crimes, et dans ce contexte, un travail de mémoire constructif est extrêmement difficile.
Rien ne garantit donc que la Bosnie-Herzégovine va un jour regarder d’une manière directe et critique son passé ?
Il n’y a pas de garantie que cela arrivera de toute façon un jour. Voyons l’exemple de la Turquie : presque cent ans après, le génocide des Arméniens de 1915 est toujours nié par une très grande partie de la société turque. Par ailleurs, beaucoup dépendra de l’évolution politique du pays ; or, la situation en Bosnie-Herzégovine semble aujourd’hui particulièrement figée et on voit mal une issue aux blocages actuels.
Cela dit, j’en ai un peu marre des pessimistes de service qui se contentent de dire que toute façon rien ne va ou ne peut changer en Bosnie-Herzégovine. Certes, des scénarios négatifs sont possibles, mais comme je suis historien, je crois aussi au potentiel de surprises, même positives, que nous réserve l’Histoire, ou de ce qu’Edgar Morin appelle « le surgissement de l’improbable ». Qui aurait cru dans les années 50 qu’en Allemagne allait être érigé un jour, en plein centre de Berlin, un impressionnant Monument à la mémoire de la destruction des juifs européens, comme cela a été le cas en 2005 ? Qui aurait prédit en 1988 que le mur de Berlin allait bientôt tomber d’une manière pacifique ? Et qui a cru au réveil des sociétés civiles en Tunisie et en Egypte que nous venons de vivre, des pays qu’on disait figés et avec des sociétés civiles inexistantes ?
En Bosnie, on n’est pas habitué à avoir de bonnes surprises mais il faut peut-être se donner du temps…
On peut estimer qu’il faut, pour le travail de mémoire en Bosnie-Herzégovine, laisser le temps au temps. Oui, il faut aussi du temps, mais là n’est pas l’essentiel. Il faut surtout des gens engagés : Le Mémorial de Dachau n’aurait pas été réalisé sans la mobilisation des anciens détenus. Les monuments à la mémoire de la marche de la mort de Dachau n’auraient pas été érigés sans l’initiative des maires des municipalités concernés autour de Munich.
Or, en Bosnie-Herzégovine, il faut le souligner, il y de nombreuses personnes et associations courageuses et engagées dans le champ mémoriel, les représentants des associations de Prijedor et de Srebrenica qui ont participé au voyage à Dachau en font partie et en sont un exemple. Ils sont dans une situation extrêmement difficile : la plupart des victimes civiles ne bénéficient ni de soutien psychologique ni d’aide financière, et aux traumatismes de la guerre même se rajoute souvent le traumatisme de la non-reconnaissance de leurs souffrances, même au sein de « leur propre camp ». Prenons l’exemple des anciens détenus et survivants des camps de Omarska, Trnopolje et Keraterm qui sont aujourd’hui revenus vivre à Prijedor : en Republika Srpska, ils sont déjà confronté à la glorification du nationalisme serbe et à la non-reconnaissance de leurs mémoires, en plus ils ne reçoivent aucun soutien de la part des autorités de la Fédération, sous prétexte que l’argent du contribuable de la Fédération ne peut seulement être réutilisé qu’en Fédération… Et pourtant, ces survivants de Prijedor ne se laissent pas décourager, et se battent pour la reconnaissance de leur histoire et leur mémoire, avec persévérance. Ce qui est également remarquable, ce qu’ils n’entretiennent pas un discours de la haine, et invitent et rencontrent aussi des associations de victimes civiles serbes.
Est-ce qu’il y a d’autres exemples positifs en Bosnie-Herzégovine que vous pouvez nous citer ?
Quand on compare, au niveau des processus mémoriels, la situation en Allemagne et autres pays européens après la Deuxième Guerre Mondiale, et celle en Bosnie-Herzégovine 15 ans après 1995, on se rend compte que le tableau n’est forcément pas si noir : Le Mémorial de Potocari a été inauguré en 2003, 8 ans après la guerre, alors qu’il a fallu vingt ans pour le Mémorial de Dachau. La Marche de la paix autour de Srebrenica a été lancé dix ans après la guerre et a rassemblé en juillet 2010 plus de 5.000 participants, alors qu’il a fallu plus de 40 ans autour de Dachau pour organiser les marches commémoratives relatives à la « marche de la mort » d’avril 1945, et que ces marches commémoratives ne rassemblent que quelques centaines de participants.
Au niveau judiciaire, le TPYI et les tribunaux en Bosnie-Herzégovine ne poursuivent pas seulement des hauts responsables pour crimes de guerre et crime contre l’humanité, mais aussi des personnes impliquées à des échelons inférieurs et des exécutants. En Allemagne fédérale, le premier procès inculpant des gardes SS du camp d’extermination de Auschwitz a eu seulement lieu en 1965, c’est à dire vingt ans après la guerre.
Il y a des choses qui bougent en Bosnie-Herzégovine, il y a de nombreuses personnes engagées et des initiatives courageuses, prometteuses, constructives qui prônent un travail de mémoire et en même temps le vivre ensemble, et c’est entre autre l’engagement de telles personnes et l’existence de telles initiatives, comme le projet de chemin européen de la mémoire, qui me donnent l’espoir que, malgré tout, les choses pourront continuer d’évoluer en Bosnie.
Les processus de travail de mémoire sont des processus difficiles et douloureux, qui prennent du temps et qui ne se font pas tout seul. La confrontation constructive avec un passé douloureux n’est pas un combat gagné d’avance, ni en Bosnie-Herzégovine ni ailleurs, et il faut aussi que la communauté internationale soutienne beaucoup plus ces initiatives et personnes engagés, afin que la construction de l’avenir de la Bosnie-Herzégovine ne se fasse pas contre ou malgré, mais avec les victimes de la guerre et leurs mémoires.
En Europe, l’ignorance est grande par rapport à la Bosnie-Herzégovine
Nicolas Moll
Dans ce contexte, le voyage que vous avez effectué avec un groupe de Bosniens à Dachau pourrait s’avérer très utile
Ce voyage d’étude a été important pour deux raisons. D’une part, il a donné l’occasion aux participants de Prijedor et Srebrenica, qui se battent, dans des contextes difficiles, pour des projets mémoriels comme un Mémorial à Omarska ou « le chemin européen de la mémoire » à Srebrenica, de se familiariser avec une autre histoire douloureuse et difficile, de récolter des idées concertes pour leur travail et des contacts utiles pour d’éventuels futurs projets communs. En plus, rencontrer et s’échanger avec des survivants du camp de Dachau ou des citoyens allemands qui se sont battus pour faire vivre la mémoire du camp, qui l’ont fait dans un contexte difficile et qui ont néanmoins réussi à obtenir quelque chose, je pense que cela est très encourageant et motivant, cela redonne de l’énergie.
D’autre part, ce voyage a été important parce qu’il a été l’occasion de parler de la situation en Bosnie-Herzégovine. Je me suis rendu compte à nouveau à quel point l’ignorance est grande par rapport à la BH dans les autres pays européens. On a entendu parler de Srebrenica, certes, mais cela reste abstrait et la plupart ignorent ce qui s’y est passé réellement. Quant à Prijedor, la plupart n’en ont jamais entendu parler, même si on se rappelle des images des camps qui ont été diffusés dans les médias en 1992. A travers cette visite, nos interlocuteurs allemands ont pour la première fois rencontré des survivants de Prijedor et Srebrenica, ils ont entendu parler par eux de la situation en BH et de leurs projets d’une manière très concrète, ils ont eu l’occasion de toucher directement aux réalités. Je peux vous garantir qu’après cette visite, la BH a commencé a vraiment exister pour nos interlocuteurs allemands.
Est-ce que cette visite aura une suite ?
Cette visite ne va pas rester un « one-shot », nous allons poursuivre. Notre partenaire à Dachau, le Max-Mannheimer-Studienzentrum, a déjà dit qu’il voulait organiser d’autres visites et échanges. Le Centre Malraux va organiser, probablement cet automne, en coopération avec l’Office franco-allemand pour la Jeunesse et la Youth Initiative for Human Rights BiH, un séminaire pour des initiatives de mémoire d’Allemagne, de Bosnie-Herzégovine, de Croatie, de France et de Serbie qui se tiendra à Prijedor. J’aimerai aussi beaucoup que nos partenaires bosniens puissent continuer à découvrir d’autres lieux de mémoire en Europe. En 2012, nous pensons organiser un voyage d’étude en France, par exemple à Péronne, à l’Historial de la Grande Guerre, le seul Mémorial pluri-perspectives que je connaisse, puisque il a été élaboré conjointement par des experts français, allemands et anglais, ou bien à Oradour, un lieu de mémoire particulièrement impressionnant et instructif. La aussi, non seulement les participants bosniens pourront se familiariser avec d’autres parties et lieux de l’histoire européenne, mais ce sera aussi l’occasion pour nos interlocuteurs français de découvrir ou mieux connaître la BH, ses problèmes et ses atouts. C’est aussi par ce type de voyages et de rencontres que l’on construit l’Europe et que l’on redonne toute sa place à la BH en Europe.
Enfin, pouvez-vous nous dire comment vous avez découvert la Bosnie-Herzégovine et qu’est-ce qui vous a attiré vers ce pays où vous vivez depuis plusieurs années ?
Longtemps très orienté Europe de l’Ouest, sans lien familial ou autre avec l’Europe du Sud-Est, j’ai découvert les pays de l’ex-Yougoslavie seulement en 2001. A ce moment j’habite à Berlin et l’OFAJ, où je travaillais, a été invité par le gouvernement allemand et français de développer des programmes d’échanges aussi avec des organisations de la société civile des pays en ex-Yougoslavie, et nous avons organisé une visite de découverte et de contact pour des associations françaises et allemandes, d’abord au Kosovo et en Macédoine. C’est a travers ce voyage en décembre 2001 que je découvre pour la première fois les Balkans Occidentaux et que s’ouvre tout d’un coup un univers européen à moi que j’ignorais, un univers riche, complexe et attachant, profondément marqué par les guerres des années 90. Je suis ensuite revenu plusieurs fois dans le cadre de séminaires, d’échanges et de voyages, j’ai rencontré des gens, des liens se sont noués, je voulais en savoir plus, et bientôt j’ai eu envie de non seulement y venir de temps en temps pour des séminaires, mais d’y vivre et d’y travailler.
Biographie : Nicolas Moll
Né en 1965 à Bruxelles, d’une mère française et d’un père allemand, a grandi à Bruxelles, Baden-Baden et Genève, études d’histoire contemporaine à Fribourg-en-brisgau, Genève, Aix-en-Provence et Strasbourg, thèse de doctorat en histoire contemporaine sur les visites de chefs d’Etat en France et en Allemagne comme rituels politiques. A enseigné à l’Institut d’Etudes Politiques de Paris de 1992 à 1996, de 2001 à 2007 responsable de la formation interculturelle à l’Office franco-allemand pour la Jeunesse (OFAJ) à Berlin, de début 2009 à janvier 2011 directeur adjoint du Centre André Malraux à Sarajevo. Aujourd’hui, historien et consultant free-lance, il continue de travailler avec et au nom du Centre Malraux, notamment sur des projets dans le domaine du travail de mémoire et de la société civile ; par ailleurs différents travaux de recherche et de publication en cours, notamment sur « L’assassinat du roi Alexandre de Yougoslavie le 9 octobre 1934 à Marseille : résonances d’un évènement européen » et « Les mobilisations citoyennes en Europe face à la guerre en Bosnie-Herzégovine, 1992-1995 ».